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August 23, 2017 |
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Chaque peuple a ses idiosyncrasies,
et le mien n'échappe pas à la règle. Dès qu'un imprévu
survient, dès qu'un fait sans précédent se manifeste,
nous, Allemands, nous hâtons d'en supputer les possibles
conséquences, pour leur donner des proportions sans
commune mesure avec l'événement ni sa portée réelle.
Puis, en y regardant d'un peu plus près, nous sommes
souvent forcés de reconnaître que la secousse tellurique
annoncée n'était rien d'autre qu'une légère flatulence,
qui passe d'elle-même, à brève échéance - et sans le
secours d'une quelconque médecine. Un peu de temps,
un peu de réflexion et la crise d'hystérie est passée
- à condition, bien entendu, que la poudre ainsi tirée
aux moineaux n'ait pas fait de dégâts irréversibles…
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A la fin des
années 1980, le musicologue Paul Banks découvrait, dans
les archives de la Bibliothèque nationale autrichienne,
la partition de la Symphonie en mi majeur de Hans Rott.
Il donna à l'œuvre l'aspect requis pour une interprétation
et s'employa à la présenter au public. Il rendit ainsi
un incontestable service au monde de la musique en faisant
surgir des tréfonds de l'histoire une œuvre digne d'intérêt,
qui méritait à tout le moins d'être entendue par les passionnés
de musique romantique. |
Mais les réactions
des cercles d'experts furent étonnantes. Cette œuvre,
révélatrice d'un talent certain, écrite par un compositeur
qui avait alors 20 ans, suscita l'émerveillement général.
Il était manifeste que l'on venait enfin de découvrir
la poule qui avait pondu l'œuf de Colomb. Subitement,
le jeune Hans Rott était sacré père de la symphonie nouvelle
et le grand Gustav Mahler, le contemporain de l'avenir,
le pionnier de la musique moderne, était démasqué comme
un plagiaire qui s'était servi sans scrupules de l'œuvre
de son compagnon de collège, de deux ans son aîné. Dans
cette logique, on alla jusqu'à prétendre qu'il fallait
réécrire toute l'histoire de la musique… |
Les années
ont passé. Les vagues se sont apaisées. Quelques esprits
éclairés se sont sans doute souvenus que Das klagende
Lied (Le Chant de la Plainte) n'était pas plus jeune
mais au moins contemporain, voire un peu plus ancien que
la Symphonie de Rott qui avait déclenché ce bel enthousiasme,
et qu'il comprenait beaucoup plus d'éléments indiscutablement
"mahlériens". On en est donc arrivé à se dire qu'il serait
temps de réparer les dégâts causés par une euphorie passagère
en ayant une vision des choses à la fois plus circonspecte
et plus globale. |
Nous disposons
maintenant d'un matériel suffisant : à côté de nombreux
articles, deux livres ont été publiés sur le phénomène
Hans Rott. Nous retiendrons surtout la compilation éditée
par Uwe Harten, publiée en 2000, qui comprend une biographie,
des lettres, des notes et des documents provenant de la
succession de Maja Loehr (1888-1964). Cet ouvrage est
particulièrement intéressant parce qu'il présente des
faits, qu'il ne tombe pas dans le piège de conclusions
hâtives et parfois incorrectes et qu'il nous permet également
de pénétrer derrière les murs de l'asile de fous du Land
de Basse-Autriche, où le malheureux Hans Rott devait passer
le reste d'une vie qui avait commencé sous des auspices
certes chaotiques mais néanmoins favorables. |
Hans Rott
est né le 1er août 1858 dans le 15e district (Bezirk)
de Vienne. Il était le fils du comédien Carl Mathias Rott
(Roth) et de la chanteuse et comédienne Maria Rosalia
Lutz. Le mariage de ses parents ne put avoir lieu qu'après
le décès de la première épouse de son père, en 1860. Ce
mariage fut célébré en octobre 1862. Entre-temps, la famille
s'était agrandie d'un autre fils, Karl, né le 20 décembre
1860 et qui fut inscrit aux registres comme fils naturel
du grand-duc Wilhelm. Ce nonobstant, papa Rott reconnut
les deux demi-frères comme fils légitimes. Au début de
l'année 1863, les quatre membres de la famille portèrent
enfin le même patronyme. |
La scolarité
de Hans Rott suivit la voie traditionnelle. La situation
financière était satisfaisante et il n'y avait aucune
raison pour ne pas encourager des dispositions musicales
précoces. Au cours du semestre d'hiver 1874/75, Hans s'inscrivit
au Conservatoire de musique de Vienne où il fut bientôt
exempté des frais de scolarité pendant toute une année.
Ensuite, il obtiendra une bourse. Il étudia l'harmonie
avec Hermann Grädener et le piano avec Leopold Landskron.
Il suivit également les cours d'orgue d'Anton Bruckner,
qui l'estimait beaucoup et qui lui délivrera un certificat
élogieux en 1880. |
Entre-temps,
la situation familiale s'était fortement détériorée. Sa
mère mourut en 1872 et, en avril 1875, son père fut victime
d'un accident sur scène qui l'empêcha de poursuivre ses
activités de comédien. Il décédera des suites de cet accident,
en février 1876. Hans Rott dut travailler temporairement
comme employé de bureau. Malgré cette situation difficile,
il put continuer ses études, reçut deux prix d'honneur
du Conservatoire et obtint un emploi plus conforme à sa
nature, celui d'organiste du Josefstädter Kirchenmusikverein,
assorti d'un logement gratuit. |
Pendant ce
temps, le catalogue de ses œuvres ne cessait de s'enrichir.
Le premier grand produit de l'époque du Conservatoire
fut une Symphonie en la bémol majeur pour orchestre à
cordes (1874/75), suivie d'un Finale symphonique, d'une
Ouverture d'Hamlet, d'une Ouverture de Julius
Cäsar et d'une Suite pour orchestre. En outre, Rott
écrivit des partitions pour chœurs sacrés et profanes
ainsi que quelques lieder. Il composa les débuts d'un
Oratorio. En novembre 1878, il demanda à être relevé de
ses fonctions d'organiste, qu'il quitta muni d'une recommandation
détaillée. Il s'attela alors au remaniement de sa Symphonie
en mi majeur, dont il avait présenté le premier mouvement
au concours de composition du Conservatoire, en juillet
de la même année - malgré la recommandation d'Anton Bruckner,
Rott, seul élève à terminer les cours, n'obtiendra aucun
prix. Pourtant, son diplôme atteste qu'il a terminé
avec grand fruit les "cours de l'école de composition". |
Les années
1879/80 sont marquées par de petits voyages, des excursions,
un "grand amour" - le seul et unique de sa vie - et l'achèvement
de la Symphonie. Le Pastorales Vorspiel (Prologue
pastoral) commencé en 1877 est terminé. Une deuxième Symphonie
voit le jour. Il écrit un Sextuor pour cordes (1). Au
début septembre, Hans Rott tente vainement de convaincre
Hans Richter de faire interpréter sa première symphonie.
Deux semaines plus tard, il rend visite à Johannes Brahms
qui doit décider, avec Eduard Hanslick et Karl Goldmark,
de l'attribution d'une bourse d'état. Brahms doute que
la Symphonie soit de Rott, car "à côté de tant de belles
choses, il y a à nouveau tellement d'éléments banals ou
dépourvus de sens dans la composition que celle-ci ne
peut certainement pas être de la main de Rott". Rott
prend un nouveau départ. Il a en vue un emploi de directeur
de la musique ou de chef de chœur d'une chorale à Mulhouse,
en Alsace, mais il ne veut pas renoncer à faire jouer
sa symphonie. Le 14 octobre, il joue son œuvre devant
Hans Richter. Le 21, ses amis l'accompagnent au train
de Mulhouse. Lors d'un arrêt à Linz, il entend des coups
frappés aux murs de sa chambre. Le 22 ou le 23, il continue
son voyage. Dans le train, un voyageur s'apprête à allumer
son cigare, Rott dégaine son revolver et menace l'homme
parce qu'il craint que Brahms n'ait rempli le train de
dynamite. Le 23 octobre, il est emmené à la clinique psychiatrique
de l'Hôpital général de Vienne, "dans un état de confusion
totale". Son destin est scellé. Au début de l'année
1881, après une première tentative de suicide, il est
interné à l'asile de fous du Land de Basse-Autriche où
il meurt, le 25 juin 1884. Il n'avait pas encore 26 ans. |
A la décharge
du personnel soignant, il faut reconnaître que Hans Rott
a "tenu" relativement longtemps dans cette institution.
Robert Schumann n'avait survécu que deux ans et cinq mois
à Endenich et le séjour de Friedrich Hölderlin à la clinique
Autenrieth de Tübingen aurait certainement été encore
plus bref s'il n'avait pas été transporté à temps dans
la demeure du menuisier Zimmer. Qui aurait voulu porter
le masque d'Autenrieth, qui devait empêcher les pensionnaires
de crier et qui, selon les descriptions, ressemblait à
s'y méprendre à la muselière d'Hannibal Lecter (2) ? Qui,
sinon un psychopathe, pourrait supporter, ne fût-ce qu'un
jour, cet instrument inhumain ? |
Il me semble
nécessaire de faire un bref retour en arrière pour bien
se rendre compte de l'état des connaissances en psychiatrie
dans les années 1880. "La classification des maladies
mentales n'est […] jusqu'à présent pas à faire sur une
base anatomique", lisons-nous dans l'encyclopédie
la plus moderne de cette époque. A la même entrée, nous
apprenons encore que par "maladies mentales, il faut
entendre ces maladies qui se manifestent par des dérangements
dans le domaine des impressions sensorielles, de l'imagination,
de la volonté ou des actes". Tous les modèles s'accordent
à dire que "les hallucinations, la folie et le délire
de la persécution" sont fondamentalement incurables,
tandis que la psychiatrie se laisse qualifier - sans rougir
- de "médecine de l'âme". Tout écart par rapport
à la norme, même le simple fait de se sentir une vocation,
peut être diagnostiqué comme maladif et être traité, en
conséquence, par des "barrages". "Tout surmenage du
cerveau, toute excitation intense de l'esprit et du cœur
doivent être évités, par contre il faut être particulièrement
attentif à la formation et à l'exercice des forces corporelles
: il faut toujours, autant que possible, travailler sur
les circonstances extérieures les plus simples, les plus
ordonnées, tenir les excitations passionnées à l'écart,
habituer à la soumission aux circonstances objectives
données". |
Les extraits
ci-dessus, qui ressemblent à une caricature, sont tirés
de la quatrième édition du Meyers' Konversations=Lexicon,
qui fut mis sur le marché quatre ans après le départ de
Hans Rott pour un autre monde. Nous y trouvons les principes
de traitement d'une clique qui - imperméable à toute connaissance
pratique - a depuis toujours licence de maintenir le statu
quo, de veiller à "la soumission à des circonstances
objectives données", qu'il s'agisse de sociaux-démocrates
ou d'artistes "atteints de la folie des grandeurs". Le
goulag était partout (3). |
Ceci ne veut
évidemment pas dire qu'il faille considérer comme normal
le comportement de quelqu'un qui tente d'empêcher un fumeur
de goûter à son plaisir en le menaçant d'une arme. Mais
le manque de discernement qui caractérise la corporation
des "plombiers de l'âme", comme ils se définissent eux-mêmes,
est manifeste dans le cas du malheureux Hans Rott. Que
se serait-il passé si quelques amis avaient emmené le
compositeur, profondément désorienté, en Styrie, dans
le Salzkammergut, par exemple ; s'ils avaient mis à sa
disposition un piano, une pile de papier de musique, quelques
stères de bois et une hache, pour lui donner la possibilité
de se livrer à des activités intellectuelles et physiques
dans un environnement paisible ? Mais non, entouré de
malades mentaux, véritables et imaginaires, il n'avait
plus qu'à "devenir cinglé", comme Robert Schumann avant
lui. |
La situation
de Rott est effrayante pour deux raisons : d'abord, la
complaisance avec laquelle la littérature a colporté les
soi-disant diagnostics et ensuite, la suffisance de ceux
qui ont posé ces diagnostics en ne s'intéressant qu'aux
symptômes, jamais à ce qui a pu les déclencher. Pourtant,
ceci serait vraiment intéressant. Comment se fait-il que
nous retrouvions le nom de Brahms associé aussi bien à
Robert Schumann qu'à Hans Rott et à Hugo Wolf ? Est-ce
seulement un hasard biographique ? Anton Bruckner était
probablement d'un autre avis, lui qui, devant le cercueil
de son élève préféré Rott, fit à son concurrent local,
Brahms, de tels reproches que l'ami de Rott, Friedrich
Loehr (le père de la publiciste Maja Loehr évoquée ci-dessus)
s'est vu forcé de faire un véritable exercice d'équilibre
dans ses commentaires: "Je crois que Brahms a fait cette
réprimande au 'débutant', qui commençait par la mise en
œuvre des plus grands moyens d'expression de son art,
dans une louable intention pédagogique ; il ne pouvait
rien faire d'autre à partir des expériences et des convictions
que lui avaient forgées son évolution artistique et son
être propre et je crois qu'il a commis là une véritable
injustice artistique. Mais à ce moment là, c'était peu
avant le début de la maladie, il n'était plus possible
de sauver Rott, il avait succombé à son terrible destin
: sa maladie, provoquée par de tout autres facteurs psychiques
et émotionnels, se préparait déjà depuis longtemps" (Friedrich
Loehr, Die Musik, 1903/04). |
Mais cette
périlleuse tentative d'explication devait rester sans
lendemain. D'une part, Loehr n'en dit pas plus sur ces
"tout autres facteurs" et, d'autre part, il n'a pas tenu
compte de l'environnement. Cet environnement dans lequel
un Heinrich von Herzogenberg s'est débattu pendant des
années pour tenter d'être reconnu ; dans lequel un Max
Bruch devait s'entendre demander d'où il tenait une si
jolie partition et duquel une Ethel Smyth - à la personnalité
nettement plus coriace que Rott ou Schumann - n'a pas
brossé un tableau particulièrement flatteur. N'oublions
pas Hans Richter, l'ami de Brahms, qui a complètement
dénigré le Penthesilea de Hugo Wolf, parce que
celui-ci, dans sa jeunesse, avait osé critiquer le grand
Brahms ! |
Notre propos n'est pas
de chercher la petite bête en ce qui concerne Brahms,
ses œuvres sont là. Mais force est de constater que
Wolf et Rott - tout comme Gustav Mahler - étaient des
élèves d'Anton Bruckner et qu'ils n'entraient pas dans
le droit fil d'un classicisme qui flirtait avec le maintien
du statu quo. En tout état de cause, on pourrait se
rallier à l'hypothèse élégante que toute cette affaire
n'est rien d'autre que la perpétuation d'une méprise,
en d'autres termes, que Brahms n'a pas compris le sens
des banalités qui abondent dans la partition symphonique
de Rott. Nous aurions ainsi trouvé une porte de sortie
acceptable, qui permettrait également de prendre l'œuvre
de Mahler à témoin : combien de temps a-t-il fallu avant
que les substances disparates de ses œuvres soient reconnues
pour ce qu'elles sont réellement - des parties de ces
mondes que, selon sa vision, les symphonies devaient
être ?
Il y a quelques décennies
encore, beaucoup d'observateurs achoppaient là où
soufflent les belles trompettes, là où Frère
Jacques chemine dans la marche funèbre et où le
Coucou est mort en tombant, car ils étaient partis
pour apprendre à la banalité à marcher droit. Le devoir
de la citation, de l'allusion, de la "silhouette" thématique,
avec laquelle on ne fait que pressentir ce qui pourrait
apparaître derrière les contours - tout cela restait
aussi voilé au regard des sévères gardiens de l'ordre
que l'apport le plus important de Robert Schumann, que
l'on peut qualifier sans exagération de père de la composition
musico-littéraire. Celui qui n'est pas à même d'entendre
dans le premier thème du Concerto pour piano les paroles
de Florestan "In des Lebens Frühlingstagen",
de suivre les multiples transformations de la construction
rythmique presque obsessionnelle à travers toute l'œuvre
|
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ou, au moins, de reconnaître La Marseillaise
dans le Carnaval de Vienne, aura bien du mal avec
la plus grande partie du répertoire romantique tardif,
que ce soit Piotr Tchaïkovsky, Gustav Mahler, Hans Rott
- ou même Johannes Brahms. Celui-ci aurait été idiot de
ne pas reconnaître immédiatement le miroir que le jeune
élève de son rival lui tendait le 16 ou le 17 septembre
1880 - une carte du monde symphonique au 19e siècle, sur
laquelle lui aussi, le Viennois d'élection originaire
du nord de l'Allemagne, figurait, parmi beaucoup d'autres
Grands du passé et du présent. |
Il est vrai
que Hans Rott, avec ses avances "inconvenantes", avait
introduit le loup dans la bergerie et, dans sa remarquable
naïveté, marché sur les pieds de quelqu'un qui n'aimait
vraiment pas cela - comme on le verra à propos du finale
de la Symphonie. Dans sa recherche d'une musique universelle,
il n'avait visiblement pas réfléchi à ce dans quoi il
s'embarquait. Chercher, dans une même composition, à réconcilier
les antipodes viennois, Brahms et Bruckner, et y glisser
quelques pierres d'achoppement comme Wagner et Schumann
ne pouvait être ressenti que comme une manifestation de
sa "folie des grandeurs". |
Mettons-nous
à la place d'un auditeur de l'époque et essayons d'imaginer
ce qu'il a ressenti lorsqu'il a entendu dans le premier
mouvement les Maîtres chanteurs de Nuremberg (à
peu près à la 5e minute du présent enregistrement) ou
lorsque l'emploi intensif du triangle a irrésistiblement
évoqué la Symphonie du printemps, sans parler des
réminiscences de Lohengrin ou de L'Or du Rhin,
que Brahms, l'anti-Wagner n°1, n'aurait pas pu ignorer.
Le deuxième mouvement ne lui rend pas la vie plus facile
avec l'apparition (1'40) d'un motif schumannien récurrent,
qui était clairement associé à "Clara" et que Brahms connaissait
d'ailleurs parfaitement (voir le début de sa Troisième
Symphonie). Hans Rott ne se contente pas d'une unique
citation, non, il répète le motif quelques minutes plus
tard (4' 30) pour être certain que "n'importe quel imbécile"
l'entende - certainement sans savoir quelle corde sensible
il touchait ainsi. |
Et dans le
Finale, il se surpasse ! Après avoir passé en revue les
événements précédents, tout à fait dans le sens de la
Cinquième Symphonie d'Anton Bruckner, il choisit (intentionnellement
?) une mélodie à tout le moins provocatrice : la proximité
avec le thème du finale de la Première Symphonie de Johannes
Brahms est tellement évidente (4'40) que l'expert a peut-être
même dû croire qu'on se payait sa tête. Les répétitions
(8'20 et 12'25) n'ont pas dû arranger les choses, et lorsque
le compositeur fait finalement entrer Brahms avec les
dieux dans le Walhalla, aucun doute sur sa santé mentale
n'est plus permis : Hans Rott avait succombé à la folie
primaire dont sont atteints surtout les jeunes
individus de 17 à 25 ans ou chez les plus âgés, les femmes
entre 40 et 50 ans. |
Aux yeux de
Gustav Mahler, le condisciple de Rott, les choses se présentent
tout autrement. Les deux étudiants avaient eu une dispute
homérique sur la question de savoir s'il fallait manger
du rôti (Rott) ou se contenter de fromage (Mahler) lorsque
l'on composait. Mais leur estime réciproque n'en fut nullement
affectée. A l'asile, Rott, à qui l'on demandait s'il se
souvenait de Mahler, répondit : "Certainement, certainement,
Mahler est un génie" (cité d'après les notes de son ami
Joseph Seemüller). Et Mahler devait dire : " Ce que la
musique a perdu avec lui est incommensurable : son génie
s'envole tellement haut, déjà dans sa Première Symphonie,
qu'il a écrite lorsqu'il était un jeune homme de vingt
ans et qui fait de lui - le mot n'est pas trop fort -
le fondateur de la symphonie nouvelle, comme je la comprends.
Mais ce qu'il voulait n'est pas encore atteint véritablement.
C'est comme si quelqu'un lançait quelque chose de toutes
ses forces mais, parce qu'il est encore maladroit, n'atteint
pas vraiment son but. Mais je sais où il voulait arriver.
Oui, il est si proche de ce qui m'est le plus personnel
que lui et moi apparaissons comme deux fruits du même
arbre, issus du même sol, nourris du même air. J'aurais
pu retirer énormément de lui et peut-être aurions-nous,
ensemble, d'une certaine manière exploité à fond le contenu
de ces temps nouveaux qui étaient en train d'éclore pour
la musique" (Gustav Mahler, dans les Mémoires de Nathalie
Bauer-Lechner). |
Nous savons
que Gustav Mahler a découvert très tôt la Symphonie en
mi majeur. Joseph Seemüller annonça à son pauvre ami Rott,
à qui il rendait visite le soir de Noël de l'année 1882,
que son ancien condisciple avait récemment joué son œuvre
en cercle privé. Quelle influence cette partition a-t-elle
eu sur la propre évolution de Mahler, quel rôle a-t-elle
joué dans son œuvre symphonique ? Une remise en question
globale de l'histoire de la musique n'est certainement
pas la réponse. Il serait beaucoup plus profitable de
se mettre d'accord sur les rapports que l'on veut
rechercher. Le sens indiscutable de la citation et de
l'allusion, chez l'un comme chez l'autre, est un signe
fondamental de cette parenté intellectuelle soulignée
par Mahler. Des éléments comme l'appel des cors dans le
deuxième mouvement de la Symphonie en mi majeur indiquent
un lien plus étroit, tout comme le début du mouvement
conclusif, dans lequel se prépare sans contrainte "le
monde intermédiaire" du finale de la Symphonie "Résurrection"
avec son chant d'oiseau et "Le Crieur dans le désert".
La liberté d'utilisation des formes traditionnelles est
commune aux deux compositeurs. Toutefois, Rott structure
sa Symphonie en une progression temporelle, la durée d'exécution
des mouvements augmente de façon continue jusqu'au poème
symphonique final, qui dure 20 minutes et fait basculer
le déroulement dans l'incommensurable - ce genre de conception
très concrète ne se retrouve pas chez Mahler. Pourtant,
chez l'un comme chez l'autre, le symbole du statu quo
se disloque et nous ne pouvons nous empêcher de penser
à cet aphorisme ambivalent de Robert Schumann, d'après
lequel la forme est le récipient de l'esprit. Le
conservatisme interprétera cette phrase au sens où la
créativité doit se fondre dans la cruche d'argile préfabriquée,
mais l'esprit qui va de l'avant soit se façonne ses propres
récipients, pour les remplir ensuite, soit les crée au
fur et à mesure qu'il progresse… C'est ainsi que Schumann
a pu écrire son Carnaval ou sa Fantaisie,
qui, d'un point de vue formel, n'est rien d'autre qu'une
immense Sonate au clair de lune au déroulement
inversé, en trois poèmes symphoniques. Ainsi, Gustav Mahler
a pu aller jusqu'à retourner l'intérieur vers l'extérieur
dans sa Neuvième Symphonie, et Hans Rott a écrit son chef-d'œuvre
quasi en forme de spirale (4). |
Si le scherzo
qui vient en troisième lieu n'a jusqu'ici pas été touché,
c'est qu'il y avait une bonne raison. Car ici, le compositeur
"au rôti" et le compositeur "au fromage"
s'y rencontrent d'une façon tellement intime que l'on
pourrait se laisser aller à supposer que Mahler a "refilé"
à son "pote" non seulement quelques idées mais un tas
de partitions travaillées. Il a intégré celles-ci dans
le scherzo de sa propre Première Symphonie, après que
Rott, pour les raisons évoquées ci-dessus, n'en ait plus
eu besoin. |
Evidemment,
les choses sont allées tout autrement. Le troisième mouvement
de la Symphonie en mi majeur est antérieur de quelque
huit ans à son pendant mahlérien et, sans le moindre doute,
son consanguin. Au-delà des concordances souvent quasi
littérales, il serait bien plus intéressant de se demander
pourquoi Mahler fait suivre son scherzo "à la Rott" d'une
marche funèbre et pourquoi aussi l'éclat du troisième
mouvement de la Deuxième Symphonie emprunte les "mots"
de Rott. Le plus grand maître de la citation raffinée
(après Schumann) aurait-il érigé un monument au Titan
pour le faire participer ensuite à la Résurrection?
N'oublions pas que ses partitions ne sont pas moins riches
en relations que les romans du pionnier Arno Schmidt.
Il faut toujours supposer que les apparences sont trompeuses.
Qui, jusqu'à aujourd'hui, aurait découvert ce que la première
sonate des Centone de Paganini avait à faire au
début de la Cinquième Symphonie ? Pourquoi la Sonate "La
Tempête" de Beethoven et l'Ouverture Manfred
de Schumann déboulent-elles dans le premier mouvement
de la Sixième ou pourquoi le premier mouvement de la Troisième
commence-t-il par le lied Ich hab' mich ergeben,
qui se présente comme une silhouette du premier thème
du finale de la Première Symphonie de Brahms ? |
Celui qui
vise une "Symphonie universelle" doit foncer - et ne rien
exclure. Ce principe prétendument si naïf ouvre les portes
à la symphonie nouvelle. Un univers rempli de musique,
de signes et de concepts s'ouvre ; tout entre en relation
avec tout, devient comme un "jeu des perles de verre"
- mais la décision sur la primauté de la poule par rapport
à l'œuf devient subitement hors de propos. Inopinément,
le temps et l'espace se retrouvent côte à côte, rien ne
les relie (comment se fait-il que Mahler ait emporté la
Troisième Symphonie de Charles Ives dans ses bagages pour
son dernier voyage vers le vieux monde ? C'est maintenant
que cela devient intéressant, sans que l'on ait besoin
de s'abriter derrière la conception du temps comme perpétuelle
simultanéité (Kugelgestalt der Zeit) d'un Bernd
Aloïs Zimmermann. |
Contrairement
à la Symphonie en mi majeur, le Pastorales Vorspiel
(1877-80) de Hans Rott a été surestimé. On perçoit bien
dans la partition quelques éléments "mahlériens" mais
l'œuvre, dans son ensemble, nous entraîne dans une autre
direction - le fugato semble l'œuvre de l'école contrapuntique
de Bruckner et il serait particulièrement risqué d'interpréter
cette fugue comme une fuite devant l'orage que Ludwig
van Beethoven, dans sa Pastorale, fait éclater
au-dessus de la "réunion joyeuse et intime des paysans".
Si on le veut vraiment, on trouvera vers la fin de cette
belle peinture d'atmosphère une préfiguration de Max Reger.
Mais celui-ci était, du moins en paroles, davantage tourné
vers Brahms, c'est pourquoi on ne devrait pas donner trop
de poids à cette anticipation. On risquerait ainsi de
masquer le fait qu'un des grands talents du 19e siècle
a été broyé par les meules du statu quo et que Hans Rott
a payé de sa vie et de sa créativité des allégations de
"folie des grandeurs" et de "délire de la persécution". |
Eckhardt van den Hoogen
|
Traduction: Sophie Liwszyc
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(1) La symphonie resta à l'état de fragment.
Le sextuor sera détruit par Rott peu de temps avant sa
mort. |
(2) Le Silence des Agneaux, avec Anthony
Hopkins et Jodie Foster, USA 1990. |
(3) Il en va tout autrement aujourd'hui.
La prise de mesures de sûreté adaptées est une conquête,
bien qu'elle entraîne assez souvent ses crises de folie
furieuse et ses crimes sexuels ou qu'elle permette que
ceux qui jouissent de la liberté de mouvement se suicident,
fassent exploser une salle de tribunal ou provoquent une
hécatombe parmi les membres d'un parlement, chacun selon
son obsession. |
(4) On trouvera une analyse approfondie
de la symphonie, quasiment mesure par mesure, sous la
plume de Frank Litterscheid dans le volume Hans-Rott des
Musik-Konzepte. |
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Copyright van den Hoogen/cpo ©2002 |
Avec la gentille permission de l'auteur
(Pro
Classics) et cpo
|
L'article se trouve dans le CD:
Symphonie en mi majeur
Pastorales Vorspiel (Prelude pastoral)
L'Orchestre symphonique de la Radio viennoise
Dennis Russell Davies
2002 (cpo 999 854-2)
plus d'information sur le CDc
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